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Une question de théorie de l’histoire ? Réévaluer le négationnisme à travers une brève lecture de Jacques Rancière 

RF Vila, Auschwitz rose P5190046. (Rose d’Auschwitz.) Droits d’image: CC BY-SA 4.0

L’effort pour offrir des récits véridiques sur le passé, basés sur des preuves documentaires et des orientations méthodologiques, implique d’identifier les hypothèses présentes dans la pratique historiographique. Cependant, la persistance des positions négationnistes appelle à réévaluer ce problème sous un angle différent de celui utilisé dans notre pratique habituelle.

L’une des manières possibles de raconter l’histoire de l’historiographie serait de dresser la liste de ses crises, c’est-à-dire l’histoire des moments où la discipline a été remise en question, tant sur le plan de ses fondements épistémiques que sur celui des connaissances qu’elle produit. De nos jours, les historiens sont constamment confrontés à des formes de discours de plus en plus organisées qui nient ou banalisent certains événements du passé. Une histoire du négationnisme contemporain devrait prendre en compte le caractère transnational de ce dernier, ainsi que le large éventail d’acteurs qui y sont impliqués, les processus par lesquels il circule – en particulier dans les médias numériques – et les réponses produites par la communauté des historiens.1 Ce texte réfléchit à ce dernier aspect en particulier.

Le défi que représente le traitement des négationnistes historiques a laissé derrière lui une vaste bibliographie dans de nombreuses langues, alimentant intellectuellement les générations successives d’historiens dans les débats autour des notions de vérité, de fait historique et de représentation du passé. Une tentative d’historicisation de cette production compterait certainement, parmi ses jalons, les textes fondamentaux produit par Pierre Vidal-Naquet dans sa réponse à Robert Faurisson – le négationniste français le plus connu qui, à la fin des années 1970, est devenu célèbre de manière inattendue après avoir été publié dans les pages du journal Le Monde.2 Jusqu’alors, les tentatives de réhabilitation du nazisme par la négation des crimes hitlériens étaient concentrées dans des groupes restreints et des publications marginales. Avec Faurisson, le phénomène ne pouvait plus être ignoré.

Vidal-Naquet a compris que sa tâche était à la fois méthodologique et éthique. Sur le plan méthodologique, il s’agissait pour lui de rechercher le « terrain de l’histoire positive », c’est-à-dire le terrain qui, selon les termes de Ranke, doit être évalué sur la base de la fidélité aux faits tels qu’ils se sont produits, où la vérité s’oppose au mensonge indépendamment de toute interprétation.3 Une telle insistance permettrait de déconstruire les arguments négationnistes et de démasquer leurs mensonges. Sur le plan éthique, l’historien français rejeta la possibilité morale de débattre avec les négationnistes, car aucune discussion ne serait possible lorsque les principes de base de l’honnêteté intellectuelle et du respect de la vérité sont violés de manière flagrante. Il faut participer aux débats sur le négationnisme en décortiquant ses mensonges, mais il ne faut jamais débattre avec les négationnistes. La réponse de Vidal-Naquet revêt donc le double aspect de l’attestation incontestable et de la protestation morale.4

Les discussions avec ou sur les négationnistes n’ont jamais constitué une frontière bien définie, malgré les avertissements de Vidal-Naquet. Plus durables ont été les appels de ce dernier à démonter systématiquement les sophismes et les mensonges exprimés par les négationnistes en réaffirmant les preuves documentaires et la valeur de la méthode historique. Cette rationalité fondée sur l’histoire a également été largement appliquée lors de l’examen de nombreuses autres formes de négationnisme historique professées par des groupes d’extrême droite dans le monde entier. Cependant, il semble que les utilisations négationnistes du passé et ses falsifications aient atteint des niveaux sans précédent au cours des dernières décennies, ce qui confère une importance évidente au diagnostic de l’émergence d’une crise généralisée de la vérité.5 

Comme l’a montré Berel Lang, c’est précisément la persistance de la position négationniste qui exige de réévaluer le problème sous un angle différent de notre pratique habituelle. Pour Lang, il s’agit de considérer le sens « dense » du négationnisme d’un point de vue rhétorique et épistémologique, « en essayant de situer le phénomène dans le champ du discours historique par rapport à des faits, des contre-faits et des questions ignorés ou négligés dans leur sous-structure – y compris les présupposés moraux ».6 Ainsi, selon lui le problème du négationnisme est bien plus qu’une insulte morale.

Un tel « angle distinct » caractérise également de l’œuvre de Jacques Rancière, dont la réception parmi les historiens a toujours été controversée7 Il en irait de même pour ses réflexions sur le négationnisme, qui sont d’abord liées à une analyse complexe du nihilisme si présent dans l’imaginaire politique contemporain. En bref, selon le philosophe français, notre époque repose sur un répertoire démocratique fragile, dans lequel les formes de subjectivation politique des « sans avoir une part » sont constamment annulées par la prévalence d’un concept générique d’humanité. Tel est notre réalisme possible, et le réalisme est avant tout « une forme spécifique de discernement selon laquelle seul ce qui peut être constitué comme une possibilité mérite le statut d’entité fiable ».8 L’état de la politique contemporaine – et de notre science et philosophie politiques – serait donc parfaitement conforme au révisionnisme qui ne pose le « réel admissible que comme actualisation de quelque chose de possible ».9 Selon Rancière, ce qui est dénonçable aujourd’hui, c’est au mieux l’illusion de l’événement, c’est-à-dire l’illusion de l’avènement d’un impossible.

Et comment un génocide devient-il impensable ? Les négationnistes – Paul Rassinier en particulier – ont eu recours aux « paradoxes sophistiques classiques du dénombrement interminable et de la division à l’infini ».10 En d’autres termes, il s’agissait de mettre en question de manière répétée la paternité intellectuelle et la matérialité de l’extermination, rendant ainsi le génocide lui-même inexistant, puisqu’on peut toujours argumenter en faveur de l’absence effective d’un maillon particulier de sa chaîne – et même si tous les maillons étaient disponibles, on pourrait argumenter en faveur de l’impossibilité de leur concaténation. Par conséquent, la séquence des causes et des effets resterait incomplète, et l’Holocauste ne pourrait pas être démontré comme un processus objectif provenant d’une volonté subjective.

Selon Rancière, le négationnisme s’affirme avec chaque document qui le réfute et qui prouve la réalité de l’Holocauste. Il y a en effet une relation directe. Comment expliquer autrement le fait que les arguments négationnistes se renforcent au fur et à mesure que les fausses preuves sont démasquées ? Selon Rancière, c’est parce qu’ils touchent « au régime même de la croyance, selon lequel une série de faits est avérée comme événement singulier, et en événement subsumé sous la catégorie du possible ».11 Les historiens n’ont jamais pu apporter de réponse à cet instrument du discours négationniste. Rancière attire également l’attention sur un autre aspect : « L’impossibilité d’avérer en sa totalité l’événement de l’extermination se soutien de l’impossibilité de penser l’extermination comme appartenant à la réalité de son temps ».12 La concaténation des doutes sur les causes du génocide ne pourrait jamais être consolidée comme « un seul principe suffisant de raison », puisque cette raison serait prise pour quelque chose qui n’est pas de notre temps.13 Arrivés au bout de cette concaténation, les historiens se trouveraient devant la question qui lie tout le processus au temps du possible : la rationalité moderne et industrielle, qui appartient au 20ème siècle, admettrait-elle qu’un grand Etat se soit livré à la destruction massive d’un groupe qu’il considérait comme un ennemi ?

Nous entrons ici dans un autre domaine de la réflexion de Rancière sur l’histoire, celui de l’anachronisme, c’est-à-dire le postulat selon lequel un événement n’est pensable qu’en son temps. On sait combien ce thème a été présenté comme une règle incontournable de la pratique historique, une attestation de l’exactitude méthodologique, bref, une pierre angulaire de la forteresse disciplinaire. Mais il s’agit aussi d’une vérité sociologique organiciste, qui postule que la société est un corps régi par des mentalités et des croyances communes. Dès lors, « l’adhésion nécessaire de toute pensée individuelle au régime commun de la croyance de son temps est devenue le seul vide d’un argument ontologique négatif : ce qui n’est pas possible selon son temps est impossible ».14

Il n’est donc pas surprenant que les négationnistes affirment que notre raison moderne serait un obstacle à l’idée d’une extermination massive par un État industriel. L’historien se trouve dans le dilemme de ne pas pouvoir réfuter complètement cet argument mensonger, parce qu’il est incapable de réfuter l’idée de vérité qui le soutient. Nous sommes alors confrontés à un problème qui va au-delà de la perversité négationniste. Rancière conclut, de manière assez déconcertante, que cela explique les lois interdisant la négation dans de nombreux pays. Elles agissent comme une forme de délégation : ces lois effectuent la réfutation que les historiens sont incapables de fournir.

La critique de Rancière sur les réponses au négationnisme de la communauté historienne se caractérise sans doute par l’inscription de sa spécificité, dans les formes à travers lesquelles la soi-disant ‹ Nouvelle Histoire › des Annales a réfléchi sur la notion d’événement, ainsi que par son inscription dans le cours du temps comme possibilité. Transférer une telle critique à d’autres espaces intellectuels et politiques où prolifèrent les formes contemporaines du négationnisme conduirait à d’innombrables risques, que tout analyste prudent se doit d’éviter. En revanche, le philosophe français explore certains aspects du travail des historiens, qui ne sont pas toujours explicitement visibles, et nous aide à saisir la structure sous-jacente des arguments négationnistes. Comme Hayden White15 et d’autres l’ont souligné, une telle structure implique non seulement la mobilisation de l’expertise du champ historiographique lui-même, mais aussi l’application d’un vernis scientifique aux mensonges concernant le passé. A mon sens, ce que l’on peut surtout extraire de la critique de Rancière est que le problème central que les fallacies négationnistes posent aux historiens réside dans notre « propre mode de croyance au réel, dans lequel notre politique et notre science sont impliquées ».16 Ceci n’est pas lié à une quelconque incapacité à fournir des preuves ou des éléments pour réfuter de tels mensonges. Il s’agit plutôt du problème que le négationnisme en tant que mode de pensée repose sur la même rationalité que la science historique savante. Regarder le phénomène négationniste sans le rejeter comme de la pure mauvaise foi ou de la désinformation peut aussi éviter la logique perverse identifiée par Marc Nichanian,17 à savoir celle qui consiste à se conformer facilement à la rhétorique négationniste consistant à fournir des preuves de la vérité rejetée. Par-dessus tout, cela pourrait conduire à une meilleure autoréflexion sur la construction des récits du passé, qui pourrait être mieux guidée à la fois en termes théoriques et épistémologiques.

Traduction de l’anglais par Bettina Severin-Barboutie.


Alexandre Avelar est professeur à l’université fédérale d’Uberlândia (Brésil) et chercheur au Conseil national pour le développement scientifique et technologique (CNPq). Ses domaines de recherche sont l’histoire intellectuelle et la philosophie de l’histoire. Il a récemment publié l’article « Arlette Farge », Bloomsbury Theory : History & Method – Key Thinkers (2024).


Creative Commons License
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License.
  1. Berber Bevernage, « Denial in the Age of Apologie: Some Reflection on Recent Trends in Historical Denialism », South Central Review 39/2-3, 2022, 44-59. []
  2. Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire. « Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, Paris, Éditions La Découverte, 1987. []
  3. Ibd., 30. []
  4. Paul Ricouer, La mémoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000, 334. []
  5. Voir Gil Eyal, The crisis of expertise, Cambridge/New York, Polity Press, 2019 ; Keith Kahn-Harris, Denial. The unspeakable truth, Mirefoot/Kendal/Cumbria, Notting Hill Editions, 2018 ; Lee McIntyre, Post-Truth, Massachusetts, The MIT Press, 2018 ; Marius Gudonis e.a. (dir.), History in a post-truth world, New York/Londres, Routledge, 2021 ; Steven Shapin, « Is there a crisis of truth ? », Los Angeles Review of Books (02.12.2019), URL : https://lareviewofbooks.org/article/is-there-a-crisis-of-truth/ (28.02.2024). []
  6. Berel Lang, « Six questions on (or about) Holocaust denial », History and Theory 49/2, 2010, 157-168, 158. []
  7. Jacques Rancière, « Entretien », Le Grand Continent (09.02.2024), URL : https://legrandcontinent.eu/fr/2024/02/09/jacques-ranciere-et-lhistoire-volume-1 et https://legrandcontinent.eu/fr/2024/02/11/jacques-ranciere-et-lhistoire-volume-2/ (02.05.2024). []
  8. Jacques Rancière, « Os enunciados do fim e do nada », in Jacques Rancière Políticas da escrita, traduit par Raquel Ramalhete, São Paulo, Editora 34, 2017, 269-300, 281 [traduction du portugais]. []
  9. Ibd., 283. []
  10. Jacques Rancière, « La politique en son âge nihiliste », in Jacques Rancière, Le mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, 169-188, 174. []
  11. Ibd., 175-176. []
  12. Ibd., 177-178. []
  13. Ibd., 176. []
  14. Ibd., 179. []
  15. Hayden White, « The politics of historical interpretation : discipline and de-sublimation », in Hayden White, The content of the form : narrative discourse and historical interpretation, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1987, 58-82. []
  16. Rancière, « La politique en son âge nihiliste », 180. []
  17. Marc Nichanian, La perversion historiographique : une réflexion arménienne, Paris, Lignes, 2006. []

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Alexandre Avelar (January 28, 2025). Une question de théorie de l’histoire ? Réévaluer le négationnisme à travers une brève lecture de Jacques Rancière . Geschichtstheorie am Werk. Retrieved November 16, 2025 from https://doi.org/10.58079/136c8


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